Morez, pays de lunettes



L'identité d'un certain nombre de villes et de bourgs comtois a été profondément modelée par l'essor d'une entreprise ou d'une activité économique implantée sur leur territoire. Avec le temps, l'histoire même de ces communes s'est liée étroitement à celles des entreprises prospérant sur leur sol, comme en témoignent leurs noms de rue, leurs citées ouvrières, résidences patronales, réseaux ferroviaires, aménagements routiers.

La série « Une ville, une usine » a pour but d'examiner les destins mêlés de plusieurs couples commune/entreprise(s) dans la Franche-Comté d'hier et d'aujourd'hui. Elle s'attachera à décrire les rapports complexes qui, à travers le temps, se tissent entre une communauté urbaine et l'entreprise qui contribue largement à la faire vivre. Beaucoup plus qu'une leçon d'histoire ou d'urbanisme, elle constituera une exploration, dont le but est plus de faire naître l'intérêt et la réflexion que d'asséner des vérités. La proposition sera faite au spectateur de poser un regard nouveau, inhabituel, sur des villes qu'il croit connaître.


Capitale de la lunetterie, Morez sera notre premier terrain d’exploration…



Située au cœur du Haut-Jura, sur la route du col de la Faucille, la ville de Morez a attendu le milieu du XVIème siècle pour naître, au fond de la « Combe Noire », de part et d'autre du cours impétueux de la Bienne. Les habitants des villages voisins y sont d’abord descendus installer des moulins à grain, battoirs à chanvre et foules de drapiers, rapidement remplacés par un chapelet de martinets de forge, clouteries et scieries. Devenue une commune à part entière en 1776, Morez attendra le début du XIXème siècle pour se développer à travers différentes formes de métallurgie : tréfilerie, clouterie, horlogerie, émaillerie et lunetterie avant de se spécialiser dans ce dernier secteur.

C’est un cloutier, Pierre Hyacinthe Cazeaux, qui eut l’idée de fabriquer de grossières montures de lunettes avec le fil de fer qui servait à la fabrication des « pointes de Paris ». Son filleul, Pierre Hyacinthe Lamy poursuivit cette fabrication et alla présenter ses montures à la foire de Beaucaire. Devant l’engouement suscité, l’atelier s’agrandit rapidement. Une vingtaine d’années suffisait pour voir éclorent sept autres ateliers dans la cluse. À la fin du XIXème siècle, Morez faisait déjà figure de centre mondial pour la fabrication des lunettes et exportait ses produits dans le monde entier.

Deux siècles après l’installation de l’atelier de Pierre Hyacinthe Cazeaux, près de dix millions de montures sortent chaque année des usines de Morez, soit 55 % de la production française, avec une spécialité : le métal. Au sein de la courte mais si dense histoire industrielle de cette ville, c'est à l'essor de la lunetterie et à son influence sur l'identité urbaine que nous nous intéresserons.

Si certaines villes possèdent des vestiges romains ou des remparts, Morez n’a pas de vieilles pierres, ni de monuments illustres. Ses vestiges sont industriels et, pour les plus anciens, datent du milieu du XVIIIème siècle. Longtemps considérées comme peu dignes d’intérêt, les traces des aménagements urbains sont rares, les anciennes usines remplacées par des bâtiments plus modernes. De même, le square, le kiosque et la petite chapelle située au cœur de la ville ont été détruits, remplacés par un centre commercial. La plupart des canaux - les arrivoirs -, qui fournissaient jusque dans les années 30 une grande partie de l’énergie aux ateliers, ont été comblés. Si les traces de ce passé ne sont pas visibles au premier coup d’œil, un examen approfondi révèle au contraire la richesse de ce passé industriel, les nombreuses transformations urbaines qui se sont succédés sur peu d’années : les petites fenêtres carrées au dernier étage des maisons révèlent la présence d’anciens ateliers, certaines voûtes le passage d’arrivoirs, quelques usines ont conservé une façade ou les fondations du premier atelier.


L’industrie lunetière est une industrie de faible concentration. Elle se caractérise par des entreprises de petite taille, dont les trois quarts ont moins de 100 salariés et qui aujourd'hui encore sont disséminées au cœur de Morez et dans les villages avoisinants. Très souvent, les locaux de ces entreprises furent le fruit de recyclages successifs. Les bâtiments de l'entreprise Lamy Jeune fils ou de la Manufacture mécanique, par exemple, ont d'abord abrité une taillanderie, un moulin, une scierie et une fabrique d'horlogerie avant d'être consacrés à la lunetterie.


La lunetterie à Morez (1997)


Chiffre d’affaire de la lunetterie sur le canton de Morez 1,49 milliard de francs

Production annuelle 10 millions de montures

Lunetterie sur le canton 55% de la production nationale

Taux d’exportation 47 %

Montures optiques 77% de la production

Montures solaires 14% de la production

Autres 9 % (ski, soudure, etc…)

Montures métalliques 88% de la production


Le développement industriel de Morez est très loin du modèle anglais où la ville crée un pôle d’attraction entraînant une rapide désertion des campagnes, l’activité ouvrière supplantant l’activité agricole. Au contraire, nous avons affaire ici à un modèle d’industrialisation douce, que l’on retrouve dans d’autres régions de moyenne montagne. À Morez, les paysans n’abandonnent pas leur activité pastorale, mais complètent leurs revenus en créant des ateliers attenants aux fermes : clouteries, forges et, à partir du XIXème siècle, ateliers de fabrication ou de finition de montures de lunettes. La répartition du travail est alors assurée par des « marchands-fabricants », appelés également « donneurs d’ordre » qui distribuent le travail entre les différentes fermes, les différents hameaux situés sur les hauteurs de Morez. Cette organisation atypique permet une grande souplesse et place les différents artisans dans une dynamique de concurrence.


« La multitude des petites forges domestiques rurales nées de l’autarcie hivernale semble avoir constitué un vivier d’entrepreneurs car ces forgerons maîtrisent la totalité des différents processus de fabrication. Il ne faut pas négliger un autre stéréotype qui appartient au Jura : l’amour du travail bien fait. Au-delà de cette idée reçue, n’existe-t-il pas un profond respect pour les activités que l’on maîtrise et qui valorisent la petite société locale où chaque famille est connue et a une réputation à défendre. »

Jean-Marc Olivier, historien


L’activité pastorale laisse du temps libre aux agriculteurs de montagne et rapporte peu, ce qui favorise la « double activité » que l’on observe également dans l’industrie du jouet, la coutellerie ou l’horlogerie. Par ailleurs, l’activité lunetière demande peu d’équipements, peu de matière première mais de longues heures d’un travail méticuleux. Une monture nécessite deux cents opérations : contrainte et coupe du métal, soudures, filetage des vis, assemblage, polissage, redressage des branches… Pendant les longues veillées d’hiver, toute la famille travaillait souvent à la finition des montures.

Le moteur de cette industrialisation est donc avant tout social. L’attachement à la terre est primordial et le régime de « la main morte » encourage les héritiers d’une famille à rester sur place et à trouver de nouveaux moyens de subsistance. Contrairement à certaines idées reçues, ce mode d’industrialisation s’est montré particulièrement dynamique ; chaque ouvrier, payé à la tâche, étant responsable de la qualité de son travail et la multitude des petites fabriques offre une grande adaptabilité au marché.

Jusqu’au début du XIXème siècle, Morez sera encore une petite commune malgré l’importance de l’activité industrielle du canton. Les ateliers sont dispersés sur les villages environnants : Prémanon, La Mouille, Les Rousses, mais aussi en rase campagne. Ce sont d’abord les marchants-fabricants et les négociants qui s’installent à Morez, située sur la Nationale Paris-Genève. Ils transforment ce bourg encaissé en une véritable petite ville avec une halle au blé et au vin ; une nouvelle église est bâtie en 1827, un Hôtel de ville imposant achevé en 1890. Le marché du samedi attire les résidents des autres communes et sert aussi aux artisans qui rapportent leur travail de la semaine avant de repartir la charrette pleine de nouvelles montures à façonner ou à polir. De plus, le potentiel hydraulique de la Bienne intéresse les industriels car certaines productions sont devenues mécanisables. Ainsi la clouterie Girod y installe des roues de 5,30 m de diamètre. Sous l’impulsion du maire et des industriels, le chemin de fer arrive en 1900, la première école nationale d’optique est créée à Morez. En moins d’un siècle, le petit hameau est devenue une ville moyenne.


Les entreprises (1997)


Emplois sur le canton 2850 personnes

Entreprise de plus de 500 salariés 1

Entreprises entre 100 et 500 salariés 12

Entreprises  entre 20 de 100 salariés 18

Entreprises de moins de 20 salariés 15



De 1900 à 1950, la ville changera peu de physionomie. Morez semble avoir atteint un seuil de développement, dû en partie à la configuration du terrain puisqu’il ne reste guère de terres constructibles en fond de vallée. Si la guerre de 39-45 a entraîné un net ralentissement de l’activité, l’industrie lunetière connaît un essor exceptionnel dès la fin des années 40. Dans un premier temps, les exportations vers l’Asie, via les comptoirs de l’Indochine ouvrent des marchés importants. À cette époque, une première vague d’immigration arrive, principalement des cantons voisins et du Bas-Jura. Des ouvriers viennent aussi tous les jours de Saint-Claude par le train. La guerre d’Indochine réduit les débouchés vers l’Asie mais, sur sa lancée, la progression de l’activité lunetière reste exponentielle avec l’engouement pour les lunettes de soleil et le ski. Dans le même temps, la lunette devient un « objet de mode », ouvrant de nouvelles perspectives aux lunetiers.


Cette expansion durera une trentaine d’années et favorisera, comme dans d’autres secteurs industriels, l’arrivée d’une main d’œuvre étrangère. Tous les secteurs d’activités connaissent un fort développement, entraînant une désaffection des travaux les plus pénibles : polissage, emballage, manutention, etc. Cette vague d’immigration deviendra significative à la fin des années 50. Ce sont majoritairement des Portugais et des Magrébins venus au départ pour la construction d’usines et les aménagements routiers puis directement pour la lunetterie. Pour les loger, la commune décide la construction de deux quartiers HLM : « MOREZ-dessus » sur le versant Ouest de la cluse et « Villedieu » sur le versant Est. C’est la première fois que la ville s’étant sur ses coteaux. C’est aussi la première fois que Morez adopte un développement industriel s’approchant du modèle anglo-saxon.

Au milieu des années 70, la crise pétrolière ne semble pas troubler l’expansion morézienne ; une deuxième vague d’immigration arrive, dans une large proportion des Turcs et des Marocains. La construction d’une nouvelle tranche HLM, « Sur le Puits », est décidée. Seulement, dès la fin des années 80, on note un léger ralentissement de l’activité lunetière (ou stagnation), qui se confirme dans les années 90. Cet important quartier de quatre cents logements (1431 habitants en 91) est le premier touché par la crise. Il souffre aujourd’hui d’un taux de vacance de plus de 20% ; une tour est déjà murée, une deuxième sera peut-être détruite alors que les emprunts pour la construction n’ont pas fini d’être remboursé. Les deux premiers quartiers HLM résistent mieux à cette désaffection, la population y étant établie depuis plus d’une génération.

En trente d’ans, Morez a changé de visage avec le développement de ces trois nouveaux quartiers et la construction de la rocade. Elle s’est aussi rapprochée d’un modèle industriel plus classique, entraînant l’arrivée d’une main d’œuvre étrangère, le regroupement de certaines entreprises, la délocalisation d’une partie de la fabrication. Il semble que cette évolution, loin du modèle morézien observé au XIXème siècle, n’est pas parfaitement pris à Morez qui souffre aujourd’hui des mêmes maux que d’autres villes industrielles de fond de vallée : Cluse, St-Jean de Maurienne, Modane… Pour autant, l’industrie lunetière reste une fierté du Haut-Jura. Le taux de chômage y est faible, même si, en neuf ans, la population de la ville a diminué de près de 10%.

Aujourd’hui, Morez compte 6500 habitants ;  60% de la population active travaillent pour la lunetterie ou pour la sous-traitance. Le montant de la taxe professionnelle payée par les fabricants de lunettes s’élève à plus de 9 millions de francs par an, représentant une part de 80%. Le maire actuel est lunetier, comme la grande majorité de ses prédécesseurs depuis le début du XIXème siècle. Ce sont aussi les lunetiers qui décidèrent les pouvoirs publics à faire venir le chemin de fer en 1900, qui créèrent la première Ecole Nationale d’optique et qui poussèrent à la construction des nouveaux quartiers HLM. En 1996, la commune a célébré le bi-centenaire de la naissance de la lunetterie morézienne. Elle s'apprête à lancer la construction d'un grand Musée de la lunetterie en plein centre ville. Dans le même temps, les industriels locaux font face à des menaces de plus en plus dures de la part de leurs concurrents, la mondialisation rend fragile l’équilibre de cette industrie de main d’œuvre. L'heure est donc propice à un examen des relations historiques du couple « Morez / lunetterie ».


Les personnages

Dominique Lamy, PDG de la société Fidela, descendant en ligne directe de Pierre Hyacinthe Lamy, un des fondateurs de la lunetterie morézienne. Passionné par l’histoire de sa famille et par celle de Morez dont son grand père, Aimé Lamy, fût le maire et le plus gros employeur du canton à la fin du XIXème siècle, il conserve de nombreuses archives privées qu’il nous fera découvrir et qui évoquent à elles seules l’épopée de la lunetterie : anciens catalogues, carnets de commandes, publicités, photographies et le premier atelier Lamy, que nous visiterons en sa compagnie.

Jean-Marc Olivier, historien, auteur d’une thèse sur l’industrialisation dans le canton de Morez. Pendant huit ans, il a étudié l’exemple morézien qu’il définit comme un « modèle d’industrialisation douce en moyenne montagne », où développement industriel et vie pastorale sont étroitement liés. Avec lui, nous découvrirons les archives départementales et municipales qui témoignent des différentes étapes de cette aventure industrielle au XIXème siècle.

Gérard Benoît à la Guillaume, photographe, originaire du Haut-Jura, a récemment fait un travail photographique comparé entre l’esthétique de la ville et celle des montures de lunettes. Il parle avec passion de cette « architecture industrielle où le métal est très présent ». Avec lui, nous nous promènerons dans les rues de Morez, suivant son regard, écoutant ses émotions, ses impressions esthétiques sur la ville.

Marie-Thérèse Rosselet, ancienne responsable du travail à domicile chez GESEL & RHODES, puis chez CÉBÉ jusqu’en 1990. Elle était chargée de répartir le travail entre les différentes ouvrières, permanentes ou occasionnelles. Ces ouvrières étaient en général chargées de la finition des montures des lunettes de ski. Avec elle, nous évoquerons l’époque pas si lointaine où la finition des montures se faisait à la maison, assurant une grande souplesse à l’embauche (il ne reste aujourd’hui que quelques cas épars de travail à domicile).

Maurice Genoudet, ancien instituteur et historien local, connaît très bien l’histoire des aménagements successifs de la ville. Avec lui, nous découvrirons le cœur de Morez, les cours, les ruelles, les arrivoirs, à la recherche des traces du développement urbain de Morez.

Jean-Louis Crestin-Billet, ancien maire et ancien PDG de CÉBÉ, est actuellement président des « Lunetiers du Jura ». Il connaît très bien l’histoire du développement de la ville et de l’industrie lunetière. Il évoquera l’histoire de cette épopée industrielle et la mettra en perspective.

Roland Girod, lunetier sur les hauteurs de Morez. Son atelier est attenant à la ferme de son frère. Faute de commandes, Roland Girod envisage de fermer cet atelier qui occupa jusqu’à huit membres de sa famille : parents et enfants, oncles et tantes et même quelques fermiers voisins. Dans les années 70, la production familiale s’élevait l’hiver à 3000 montures par mois. À travers lui, nous évoquerons cette époque où la plupart des ouvriers et artisans lunetiers travaillaient à domicile et pratiquaient la « double activité ». Loin d’un exotisme de façade, cet exemple témoigne au contraire du modèle d’industrialisation morézien.