L’odyssée du Train fantôme

 




Lettres du Train fantôme






Depuis quelques années, la période de l'Occupation est sur le devant de la scène. Nous sommes submergés par une avalanche de documents et de paroles sur cette époque. Les faits d’armes et de résistance remplissent les grilles de programmation suivis par les parcours de quelques hommes publics durant cette période. Notre mémoire collective semble se satisfaire de la répétition de ces récits qui finissent par devenir des clichés et nous confortent dans une image manichéenne de notre histoire où quelques-uns endossent les erreurs et les drames de ce récent passé.

Plus on parle de ces faits et plus une “ zone grise ” semble se former, sorte de lieu de l’oubli où se noient certains événements, certaines actions “ inavouables ”, certaines images… Or, aujourd’hui, nous sommes à une charnière, la plupart des témoins et acteurs de cette période disparaissent et les 55 années écoulées depuis la fin de la guerre permettent aux langues de se délier. Bientôt, les petites histoires vont appartenir à la grande, la mémoire orale remplacée par l’écrit et le commentaire... Il semble que les témoins anonymes de cette période aient encore d’importants secrets à nous livrer.

Parce que ces témoins sont les derniers, parce que leur grand âge permet à leur parole d'être libre, parce qu'ils peuvent encore faire vivre leurs souvenirs et charger d'émotion les lieux et les objets de souffrance, de haine, d'indifférence ou de compassion, notre film se doit d'être.

L'histoire qui suit a été redécouverte durant la dernière décennie par l'enquête et les rencontres organisées par Charles, Louis, Robert et leurs amis. Hantés par leurs souvenirs, ils ont, à l'âge de la sagesse, reconstitué l'histoire des déportés du "Train fantôme" et fait revivre pour la première fois des souvenirs oubliés.




L’histoire


Nous sommes au bord de la Nationale 7. C’est un des plus beaux jours de l’été, Charles Teissier, 8 ans, joue avec son copain, Louis Augier, sous le regard de sa mère qui se méfie des chauffards. Venant du bout de la rue, une rumeur attire leur attention.

“ Je jouais là, devant cette porte quand ils sont arrivés. C’était une longue colonne d’êtres humains. Ils avançaient lentement, traînant des pieds. Ils portaient de gros sacs sur le dos. Certains, blessés, avaient du mal à avancer. On n'en voyait pas le bout. Les soldats allemands nous ont chassés pour qu'on ne les regarde pas.

Ces êtres à moitié détruits, puants, leurs vêtements déchirés sont devenus mes héros. C’étaient des prisonniers, à la merci des Allemands, je ne savais pas où ils allaient, ni pourquoi ils étaient là alors qu’on disait partout que la guerre était finie. ”



Le train fantôme


30 juin 1944. Le débarquement en Normandie a eu lieu, la France peu à peu se libère. C'est au milieu de ce champ de bataille, alors que la défaite allemande se profile, que la France de Vichy va livrer un des derniers convois de déportés aux Nazis. Les services de sécurité du Reich estiment en effet que la masse impressionnante des détenus des prisons et des camps français ne doit en aucun cas grossir les rangs des Forces Alliées débarquées en Normandie, mais au contraire participer dans les camps de concentration à l’effort de guerre allemand. Résistants, Juifs, communistes, Républicains espagnols, Italiens antifascistes, Polonais, hommes et femmes, quelque 850 personnes au total, vont traverser un pays en proie à la grande bataille de la libération. Cette “ commission mobile pour le contrôle et la vérification de la ferraille ” (allusion aux gares peuplées de wagons éventrés, de locomotives détruites par l'aviation alliée), selon l'expression ironique adoptée par une partie des déportés, deviendra bientôt "le Train fantôme", sillonnant pendant 54 jours une France hagarde, tantôt bienveillante, tantôt hostile.

Ils viennent de la prison Saint-Michel de Toulouse et du camp de concentration du Vernet, dans l'Ariège. Pour la plupart ils sont prisonniers pour des motifs politiques. Inaptes au travail, ils n’ont pas été retenus dans les convois précédents. Cette fois-ci, on vide les camps et les prisons françaises, ils seront les derniers à partir pour l’Allemagne.


À partir du mois de mai, on a commencé à vider le camp (…) Ceux du quartier B, ou quartier politique, jugés dangereux, sont partis début juin. Ensuite, le 9, les Allemands ont occupé le camp. C’est ce jour-là que nous avons appris que les Alliés avaient débarqué en Normandie. A ce moment-là, il ne restait plus que 400 internés, beaucoup d’invalides et de mutilés. Je pensais alors que nous y avions échappé (…) Le 29, la nouvelle courut partout : “ Demain on part ”. Nous nous couchâmes très tard et personne ne put dormir. Nos pensées étaient occupées par l’idée qu’une nouvelle période s’ouvrait devant nous, période pleine d’inconnu, chargée de drames et de souffrances. Il y avait un petit nombre de gens jeunes et sains, mais ils étaient l’infime minorité. Je pesais en moi-même les probabilités qu’auront ces hommes d’arriver là où on veut nous amener. Tout dépendra de le longueur et des moyens de voyage. C’était une sorte de Cour des Miracles d’un nouveau genre que la grande Allemagne réclamait. ”

Francesco Nitti, évadé du Train fantôme


Le 30 juin, vers six heures du soir, le dernier camion du camp du Vernet arrive à la caserne Caffarelli de Toulouse, au milieu d’une haie de soldats. Au premier étage, ils sont enfermés dans une salle délabrée où ils retrouvent tous ceux partis depuis le matin du camp. La nuit est sans sommeil, les quatre cents détenus sont assis ou étendus sur le plancher nu et sale, quelques-uns avec leurs femmes. Certains sont vieux, trop vieux pour une pareille aventure. Deux mutilés de la guerre d’Espagne ont enlevé leur jambe artificielle qui gisent, comme des objets inutiles, à leur côté.

Conduits à la gare Raynal en camion, ils sont enfermés le 2 juillet 1944 à 80 dans des wagons à bestiaux sur lesquels on peut lire cette inscription : “  chevaux 8, hommes 40 ”. Dès leur arrivée à la gare, les déportés découvrent les hommes qui les escorteront durant tout ce trajet. Il s’agit de Feldgendarmes et de fantassins appartenant à la S.S. Polizei Division. Une grande partie de ces gendarmes sont des réservistes âgés et fatigués ; le chef du convoi, l’Oberlieutenant Baümgartner a 59 ans, tandis que la plupart des S.S. sont de jeunes recrues sans expérience.


Nous vivions emmurés dans un train ivre qui allait et venait sans destination, soumis à des caprices impénétrables. Nous sommes restés trois jours à Bordeaux, isolés sur des voies lointaines, cloîtrés dans nos wagons, hormis une inestimable récréation : les demoiselles de la Croix-Rouge sont revenues, un jour avec leur camionnette. Les portes ont été ouvertes et nous avons bénéficié d’une distribution semblable à la précédente. Une jeune fille s’est tenue un moment à notre porte. Elle regardait l’intérieur de notre wagon avec une mine effarouchée. Nous avions beau être revêtus, nous devions avoir bien triste allure. J’ai lu sur son visage, quand nous avons pu échanger quelques mots rapides, que l’attitude désinvolte que j’affichais pour la rassurer sentait le frelaté. Elle était comme écœurée. Tout bien pensé, c’était normal : au bout de 10 jours de claustration en étuve, sans avoir pu effectuer un semblant de toilette, nous étions inconscients de notre état, déjà habitués à ce que j’ai envie d’appeler, sans vouloir faire de mot d’esprit, notre nouveau train de vie. 


Christian de Roquemaurel, évadé du Train fantôme


Ils partent d'abord vers le Nord, en direction de Bordeaux, puis d'Angoulême. Stoppés par un bombardement allié, ils restent quatre jours dans une gare de triage, puis le sinistre convoi repart vers Bordeaux. Ne sachant que faire dans cette atmosphère de jugement dernier, les Allemands décident de transférer les prisonniers à la synagogue de Bordeaux.



José Menendez a trente ans. C’est un ancien Républicain espagnol. Interné au camp du Vernet, il échappe une première fois au “ Train fantôme ” puisqu’il est transféré à Bordeaux quelques jours avant la formation du convoi. Le 7 août, il apprend que tous les prisonniers du fort du Hâ, dont il fait partie, vont rejoindre le convoi formé à Toulouse, il y a plus d’un mois. Il redoute cette déportation, mais espère que dans le train, il pourra retrouver ses amis du Vernet.

“ Nous avons été chargés tôt le matin pour rejoindre la gare de Bordeaux. Les camions ont été mitraillés par des avions. Dans la panique, je me suis caché derrière des caisses de marchandises qui étaient abandonnées sur le quai. Pour la deuxième fois, j’ai échappé au “ Train fantôme ”. J’ai vu les autres repartir vers la gare, assis à l’arrière des camions. ”


Le 8 août, un nouveau convoi est formé à Bordeaux, auquel s’adjoignent 200 prisonniers du fort du Hâ. En raison de l’avancée des Alliés et de l’annonce de la prochaine libération de Paris, L’Oberlieutenant Baümgartner, qui dirige le convoi depuis le premier jour, décide de faire passer le train par la vallée du Rhône afin de rejoindre l’Allemagne par le Sud. Le train repart donc vers Toulouse...


Louis Delvaux, cheminot, tient le poste d’aiguilleur, entre Thésiers et Remoulins près de Nîmes quand il aperçoit le convoi à l’horizon. Nous sommes le 15 août, jour où les Alliés débarquent en Provence. Tirés par une locomotive à vapeur, les 17 wagons du “ Train fantôme ” avancent au ralenti. En raison d’un problème d’aiguillage, Delvaux fait stopper le train, et remet un bulletin à l’équipage de la locomotive qui les informe des difficultés de franchir le Rhône après Roquemaure.

“  Après avoir donné le bulletin, j’ai marché le long du train, j’entendais une sorte de rumeur sourde et, en longeant le deuxième wagon, j’ai déverrouillé le loquet pour donner de l'air aux prisonniers, car il était impossible d’ouvrir de l’intérieur. Des déportés ont compris mon geste et mon crié “ merci ”. Heureusement les sentinelles n’ont rien vu. ”

Quelques heures plus tard, le train se remet en route, Delvaux salue le machiniste. Le train n’a pas encore disparu au bout de la ligne droite que deux déportés, sortis d’on ne sait où, vêtements en lambeaux, se présentent à lui.

“ Ils s’étaient évadés en déclouant les planches du wagon.  Je les ai envoyés à Fournes et là-bas, le maire s’en est occupé. À Fournes, il n’y avait pas de garnison allemande. ”



Ce convoi circulant avec la lenteur d'un escargot, stoppé par la destruction des rails opérée par la Résistance ou par les avions alliés, zigzaguant au hasard des gares et des voies ferrées encore utilisables, sera bientôt arrêté à Remoulins, faute de rails, et y stationnera quatre jours. Alors que les Alliés débarquent sans difficulté en Provence, les Allemands font descendre du train les 800 survivants pour utiliser une autre voie ferrée, située de l’autre côté de la vallée du Rhône. Cette colonne d'êtres humains hirsutes parcourra à pied, sous un soleil de plomb, les vingt kilomètres qui les séparent de la gare de Sorgues, où une autre prison roulante les attend. C'est au cours de ce trajet pédestre que le convoi sera le plus en relation avec la population. Le souvenir de ce passage encore présent dans les esprits aura permis à ce drame de ne pas rester dans l’oubli, puisque ce sont des habitants de Sorgues, qui ont entrepris au début des années 90 des recherches pour retrouver les acteurs de ce périple.



Le 17, nouveau départ, le paysage défile. Roquemaure, tout le monde descend, on nous laisse boire et se mouiller sous le pont de la rivière. Puis on va marcher sur 18 km à travers cette campagne si belle de vignes et d’oliviers ; la voie a sauté. Nous marchons péniblement sous cette chaleur accablante, les effets de nos dérangements intestinaux se font encore sentir. Nos gardiens nous accordent, de temps en temps, une courte halte. Mme Caubet de Cazere reste cachée ; elle avait toujours promis de s’évader à la première occasion. Nous ramassons son maigre bagage et continuons notre marche sans rien dire. Certains de nos gardes ont chargé leur barda sur les épaules des prisonniers. Nous traversons Châteauneuf-du-Pape, la population regarde ce pauvre cortège. Nos gardiens les repoussent brutalement dans leurs maisons et claquent leurs portes et leurs volets en vociférant.


Conchita Ramos, rescapée de Ravensbrück



Le 18 août, midi sonne, la chaleur est suffocante. Comme chaque jour depuis l’arrivée des beaux jours, Paul Buou et Pierre Sauvan sont à discuter autour de la fontaine de Châteauneuf-du-Pape, entourés d’enfants qui jouent au ballon depuis le début de la matinée, quand ils voient arriver une colonne de plusieurs centaines d’hommes et de femmes. 

“ Nous avons entendu un bruit sourd et lointain, comme des murmures. Tout le monde s’est tu. Les gosses sont arrivés en criant “ des Allemands avec des prisonniers ! ” Ensuite nous les avons vus arriver. Ils étaient dans un état indescriptible, traînant des pieds, portant des valises et des paquets. Mais, ce qui surprenait tout le monde, ils chantaient. Depuis, chaque fois que j’entends la “ Marche des esclaves ”, je pense à eux. ”

Pierre Sauvan


Voulant ramasser une lettre jetée par un déporté, un homme s’est vu incorporé au convoi et a traversé tout le village encadré par les Allemands. Les autres sont rapidement sommés de rentrer chez eux, à coups de crosses.

À quelques kilomètres de là, Monsieur Lafage vient de sortir de sa propriété pour aller chercher de l’eau à la motopompe située à l’entrée de Sorgues. La colonne de déportés débouche d’un chemin de terre.

“ Quand j’ai aperçu cette colonne d’êtres assoiffés, j’ai mis en route la motopompe et sitôt que les premiers ont vu cette eau, ils se sont rué pour boire. Un prêtre buvait comme boivent les animaux. Un soldat est venu pour le frapper avec sa crosse, mais ne l’a pas fait. Le convoi est reparti vers Sorgues. ”

M. Lafage


Nous jouions avec mes jeunes camarades voisins de mon âge lorsque est apparu, au loin venant du virage dit du “commerce”, un cortège où des femmes précédaient une longue file d’hommes. Des soldats nous firent déguerpir avec des coups de pieds obligeant notre mère affolée à nous enfermer. Malgré notre peur immense, nous avons entrebâillé les volets. Pendant un long moment nous vîmes ces pauvres gens, sans chaussures avec des chiffons autour des pieds, défilant dans un bruit sourd, irréel.

Je n’oublierai jamais leurs regards dirigés vers nous se doutant que nous les observions derrière nos volets.


Louis Augier, habitant de Sorgues


Le 19 août, le train reformé arrive à Pierrelatte où il subit un bombardement allié. Sept personnes périssent et de nombreuses autres sont blessées. Malgré ces morts, les déportés reprennent espoir en apprenant que les Alliés avancent rapidement et que les maquis sont sur le pied de guerre. Pourtant, dans la soirée, le train repart vers Valence.



Il est onze heures du matin. Élie Durant travaille au secrétariat de la mairie de Pierrelatte. Un officier allemand se présente et lui donne l’ordre de l’accompagner d’urgence à la gare, pour constater les décès survenus après le mitraillage du train près de Montélimar. L’officier le conduit en gare et le fait monter dans le wagon où se trouvent des blessés. À cet instant, le train s’ébranle.

“ J’ai cru que j’allais être emmené avec le convoi, mais heureusement, miracle, le train s’est immobilisé quelques kilomètres plus loin. L’officier me fit descendre et me donna une boîte en fer blanc et m’ordonna de donner à boire aux déportés. Les pauvres criaient de soif, tendaient leurs bras au travers des ouvertures des wagons. Un des déportés, voyant dans quelle situation je me trouvais, me conseilla de déguerpir. Je jetai ma boîte, enjambant la barrière du passage à niveau, me mis à courir en gagnant la campagne. ”


Élie Durant


À Livron, le convoi s’arrête à nouveau. Le pont sur la Drôme a été détruit par un bombardement. Les déportés sont obligés de traverser à pied le pont chancelant. Sur l’autre rive, un nouveau train d’une quinzaine de wagons déjà formé les attend. L’organisation allemande n’a pas pris une ride !


Arrivé à Valence, le convoi stationne dans la gare une journée entière. La Croix-Rouge distribue quelques vivres aux déportés, certains profitent de l’ouverture de portes pour s’évader.

“ La gare était silencieuse et déserte. On ne voyait que quelques soldats et des employés français. Nous nous arrêtâmes sous la marquise, on ouvrit les wagons, nous fûmes accompagnés par groupe pour procéder à notre toilette et pour boire. Mon wagon était arrêté justement en face du bureau du chef de gare. Au-dessus de ce bureau nous vîmes à une fenêtre une dame très sympathique encadrée par deux fillettes blondes ; cette dame, que je crois être la femme du chef de gare, nous regardait avec intérêt, et, quand les gendarmes s’éloignaient, elle nous faisait des gestes d’encouragements ; à un certain moment, elle nous montra une inscription sur un carton où nous pûmes lire : PARIS EST ENCERCLE, AYEZ DU COURAGE. ”

Francesco Nitti


Dans les jours qui suivent, le train continue d’avancer bon gré mal gré. Le 21 août, il arrive à Lyon où des soldats allemands désireux de rentrer au pays veulent prendre la place des déportés. Dans la panique, des Feldgendarmes chargés de mener le convoi à bon port tirent contre des hommes de leur propre armée. Le 22 août, les dix wagons criblés de balles traversent Chalon-sur-Saône, le 23 Dijon. Le 25, en Haute-Marne, profitant de la lenteur du convoi, une trentaine d’hommes réussissent à s’évader par le plancher en se laissant glisser sur la voie. Un seul sera repris par les Allemands, un autre sera abattu. Ce même jour, les Alliés entrent dans Troyes (Aube) à une cinquantaine de kilomètres de là.



Le Rhin est franchi, voici Sarrebrück. Notre convoi roule maintenant rapidement. Le soir, c’est Dachau où l’administration du camp voit avec surprise débarquer une cinquantaine de femmes. Nous y restons deux jours. Nous rembarquons, mais la discipline est moins stricte avec un soldat de la Wermacht pour gardien. Notre wagon reste ouvert, notre sentinelle assise sur le marchepied son fusil entre les jambes. Le 31 août au soir nous débarquons à Furstenberg, une longue marche à travers les sapins, un lac qu’on entrevoit dans le clair de lune et puis un mur, une immense porte et au-delà l’enfer… Ravensbrück…


Renée Lacoude, rescapée de Ravensbrück



Pourtant, ces hommes et ces femmes auront cru jusqu'à la frontière allemande en une intervention des résistants ou des troupes débarquées en Provence. En effet, de nombreuses inscriptions écrites à la craie sur les wagons par des cheminots, renseignent les déportés sur la progression des troupes alliées et les encouragent à “ tenir bon ”. Mais l'histoire ne s'intéressera pas à eux : les résistants ne font sauter les rails que pour maintenir la pression de la "résistance fer" ; les Alliés bombardent lorsqu'ils voient des uniformes vert-de-gris des Allemands sur la plate-forme du train. Ironie cruelle, les déportés sont obligés de fabriquer des étendards tricolores de fortune agités au travers des maigres ouvertures des wagons à bestiaux pour signifier aux pilotes qu'ils sont en train de tuer des "amis". À l’approche des gares, les déportés jettent parfois des lettres sur les voies. Certains de ces messages en forme de “ bouteilles à la mer ” arriveront à destination, rassurant une mère, un fils ou une épouse… Ainsi, Marcel Campet suivra le périple de son père pendant plusieurs centaines de kilomètres. Il semble qu’il ne fut pas le seul à poursuivre ce train errant puisque le père de Mme Renée Lacoude restera sur les traces du convoi pendant plusieurs jours. Même leur escorte allemande ne croit pas tout à fait possible de faire passer ce train en Allemagne. Mais malgré l'évasion de certains, cet hallucinant voyage conduira les déportés au bout de 54 jours à la frontière allemande.



Madame Bosca est encore une jeune fille en 1944. Elle habite avec sa mère près d’Agen. Au milieu du mois d’août, elle reçoit dans une lettre qu’un anonyme lui a envoyé un mot de son père dont elle est sans nouvelle depuis plusieurs semaines. Il l’a écrit dans le train avant de le jeter sur la voie au passage d’une gare de campagne. Elle court chercher sa mère et ouvre l’enveloppe. Maladroitement écrit au crayon sur un minuscule bout de papier, elles lisent :


“ Prière à celui qui trouvera cette lettre de prévenir Madame Bosca à Saint Antoine de Filcaba (Lot et Garonne) que son mari était de passage à Agen le 10 août et qu’il partait en direction de l’Allemagne et qu’il est en bonne santé et embrasse toute sa famille. ”  Signé Bosca


Bosca ira jusqu’à Dachau d’où il ne reviendra pas.



Les hommes sont répartis entre les camps de Dachau et de Mauthausen et les femmes vont à Ravensbrück. Ils ne seront libérés qu’à la fin de la guerre, en avril 1945, 8 mois plus tard. Il semble que la moitié d’entre eux aient trouvé la mort, l’internement succédant à ce périple infernal et, pour certains d’entre eux, à des années d’emprisonnement dans les camps français.



Antoine Cayuela est arrivé à Dachau le 18 mars 1944. La journée, il travaille aux abords du camp dans une usine de mécanique automobile avant d’être atteint d’une pleurésie. C’est ainsi qu’il deviendra infirmier au bloc 15. Le 28 août, on le réveille à cinq heures du matin pour ouvrir les portes du train.


“ Je pense que c’est à la fin août qu’est arrivé le convoi. J’ai entendu parler Espagnol et je me suis dirigé vers ce wagon. Il y avait des tas d’éclopés, je n’ai pas compris pourquoi on les avait envoyés en déportation. Ils étaient inaptes au travail. Certains m’ont raconté leur périple. Moi, je n’ai pas osé leur dire la réalité du camp. Ensuite, j’ai aidé à évacuer les morts. ”



Ceux qui rentrèrent en France fin 1945 mirent souvent plusieurs années à se réintégrer dans la vie quotidienne. Certains restèrent de trois à six mois dans des centres d’adaptation où ils se réhabituèrent progressivement à la nourriture. D’autres retrouvèrent leur famille et souvent l’incompréhension de l’entourage devant leur “ apathie ”.


“ J’en voudrai toujours à ceux qui ont conduit les trains. Et ceux qui préparaient les wagons entretenaient les aiguillages ? Et tous ceux qui nous regardaient passer ? Je sais que certains ont bien essayé de faire quelque chose, mais je ne les ai jamais vus. Pourquoi et comment tant de trains ont-ils pu arriver à destination ? ”


Damien Macone, évadé du train