Extrait “les naufragés et les rescapés

du Train fantôme”

 



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« Ils réclamaient : à boire, à boire, à boire… »





Au bord de la route, des enfants jouent. C’est le milieu des vacances et, l’on espère, la fin de la guerre. Louis a 12 ans et habite avec ses parents dans l’hospice de Sorgues, au bord de la route nationale qui traverse la petite ville du nord au sud. Charles, son ami de toujours, vit juste en face, au rez-de-chaussée, près du magasin d’électricité de ses parents. À cette époque, en août 1944, le trafic routier est assez faible et les deux enfants jouent souvent sur la route sans se méfier des véhicules.

Depuis l’occupation, leur vie est mouvementée. Mais dans l’insouciance de leur âge, ils n’hésitent pas à taquiner les soldats allemands installés dans l’école de Sorgues depuis plus d’un an. Ils voient la guerre avec des yeux d’enfant, chaque jour apportant son lot de surprises, d’imprudences, plus rarement de peurs. Les parents n’ont pas cherché à troubler cette quiétude, pensant peut-être que c’était la meilleure des protections.

Il fait une chaleur de plomb, la lumière est blanchâtre, poussiéreuse. Le soleil écrase le relief entourant les arbres et les maisons de contours incertains. Les habitants de la petite ville du Vaucluse se terrent, quelques rares téméraires, en quête de fraîcheur, sont assis à la terrasse d’un café et regardent les quelques voitures blindées allemandes qui remontent la Nationale 7 en direction d’Orange, laissant derrière elles une impression de soulagement fragile.

Ce jour-là, le 18 août 1944, Louis joue derrière la grille de l’hospice quand une rumeur sourde attire son attention. Un bruit confus, étouffé, retenu, semble venir du nord du village. Comme un troupeau « à la décize », quand il redescend de transhumance. Il s’arrête de jouer et tend l’oreille. La rumeur est ponctuée de gémissements, de plaintes, secouée parfois par un claquement de volet ou un cri brutal.

Louis reste là, bien à l’abri derrière la grille, quand il aperçoit une longue colonne d’hommes et de femmes qui débouchent du virage. Ces êtres semblent venir de nulle part, entourés d’un nuage de poussière. Ils marchent lentement, si lentement qu’on a l’impression qu’ils piétinent. Si leurs pas sont silencieux, étouffés, c’est parce qu’ils traînent leurs pieds endoloris ; certains ont emballé leurs chevilles dans des morceaux de chemises pour se protéger de la chaleur du goudron. Ils marchent en rangs serrés, portant des valises, des sacs et, parfois, des caisses de munitions ou de biscuits.

Leurs regards sont vides, comme vaincus. Ils sont accablés, maigres, sales et puants. Ils affichent des barbes de plusieurs jours, leurs cheveux sont hirsutes. La plupart portent des vêtements chauds, ce qui ajoute une touche irréelle à cette apparition. Louis remarque un gendarme, dont la tête coiffée d’un képi dépasse de cet amas de corps en mouvement. La colonne s’étire sur plusieurs centaines de mètres. Attiré par le piétinement, Charles tombe nez à nez avec ces visages meurtris. Il a peur, mais il s’approche, au bord du trottoir, et remarque d’abord les femmes, qui marchent en tête, puis il voit lui aussi le gendarme. Un peu plus loin, il aperçoit un curé en soutane, puis un facteur en tenue. Il reste là, bouche bée, comme d’autres habitants du village, sans savoir quoi faire jusqu’au moment où un soldat allemand l’oblige à rentrer, le menaçant de la crosse de son fusil. On leur ordonne de fermer leurs volets. Avec sa mère, Charles se cache derrière les persiennes et ne peut s’empêcher de regarder. Le défilé n’en finit pas. Depuis le premier étage, il découvre que de nombreux hommes sont en costumes militaires. Parmi eux, un homme vocifère. Charles remarque que cet homme ne possède qu’un seul bras qu’il agite au-dessus de sa tête.

Quant à Louis, il s’est réfugié chez lui, avec son père, et ne rate pas une miette de ce spectacle surprenant.

Cent mètres plus loin, du haut de ses dix ans, Jacqueline assiste au même défilé : une soixantaine de femmes ouvrent la marche suivies de cinq ou six cents hommes. En fin de cortège, elle remarque des militaires espagnols habillés en tenue d’hiver, coiffés du béret républicain. Certains sont âgés, d’autres amputés d’une main ou d’un bras. Un camion ferme la marche, on apprendra plus tard qu’il transportait des invalides.

Jacqueline se replie à son tour dans le magasin de meubles familial. Elle entend des voisins qui parlent de « racaille » en indiquant les prisonniers. Elle ne comprend pas. Qui sont ces êtres affamés qui avancent péniblement sur la Nationale 7 en fin d’après-midi, ce 18 août 1944 ? D’où viennent-ils ? Et où vont-ils ?

Pendant près de cinquante ans, elle ne cessera de se poser ces questions.


Huit jours plus tard, les troupes américaines remontent la même route dans un tonnerre de cris et d’applaudissements. Charles, Louis, Jacqueline et leurs copains montent sur les Jeeps. Les habitants sortent des drapeaux tricolores. La fête se prolonge dans la nuit enfouissant le souvenir de la colonne de prisonniers hagards.

La vie reprend peu à peu son cours. On ne parlera plus de ce défilé mystérieux. Les enfants ne demanderont pas d’explication à leurs parents. Les parents chercheront à tirer un trait sur cette période pas toujours très glorieuse.

Parfois, la nuit, en rêve, cette image reviendra : des dizaines d’hommes et de femmes affamés, pieds nus, écrasés de soleil, traversant le village. À six kilomètres de là, à Châteauneuf-du-Pape, les habitants de la rue principale avaient eu la même vision. Certains les avaient entendus chanter la Marseillaise en arrivant dans le village ! On les avait aussi aperçus à Roquemaure, une petite bourgade située à dix-huit kilomètres à l’est de Sorgues, de l’autre côté du Rhône. Également dans la campagne, au milieu des vignes et des oliviers, et sur un pont chancelant, ils avaient été remarqués par des agriculteurs. La chose était encore plus troublante.


Les années ont passé, les enfants de Sorgues ont grandi et ont trouvé un métier. Pour certains, comme Charles, Louis ou Jacqueline, le souvenir reste intact. Charles parlera d’une « image à jamais résolue ». Jacqueline tentera d’en discuter avec son entourage, cherchant à comprendre. On lui répondra : « Pourquoi t’intéresses-tu à ça ? Ce sont de vieilles histoires sans intérêt ! » On lui dira aussi que dans cette guerre il s’en passait tous les jours. Bombardements, arrestations, échanges de coups de feu, attentats… Alors des gens qui marchent dans la rue, sans doute des prisonniers, qu’est-ce que ça peut bien faire… On a beau vouloir apaiser leur curiosité, la question revient toujours et hante l’esprit des jeunes sorguais : pourquoi ces pauvres gens marchaient-ils pieds nus sur la route en plein mois d’août à quelques jours de la libération de la France ? Pourquoi y avait-il des soldats espagnols, un gendarme français, un facteur, un curé ? D’où venaient-ils ? Où allaient-ils ? Pourquoi cette souffrance ?








2


D’où venaient-ils ?





— Levez-vous, les Allemands viennent d’occuper le camp !

Les prisonniers des litières « du haut » se dressent, tendent l’oreille, puis le buste pour mieux entendre les voix qui courent tout au long des trente mètres de leur habitation. Il faut aller voir.

— Et si c’était vrai ? murmurent certains, à moitié endormis.

Ceux du bas regardent par les fenêtres, leurs commentaires incitent ceux du haut à se lever plus vite.

Il est sept heures du matin ce vendredi 9 juin 1944. Les prisonniers du camp du Vernet d’Ariège sont encore couchés. Dans le baraquement du quartier B, celui des « politiques », la nouvelle apportée par ce messager de malheur suscite la méfiance : est-ce encore un de ces canulars, chers aux étudiants, et fort répandus au camp ? Pour tromper leur ennui, certains passent leur temps à imaginer des fausses nouvelles. On les appelle Radio-tinette, du nom donné par les prisonniers à l’endroit, généralement peu attirant, où ils satisfont leurs besoins naturels. L’homme qui vient de faire irruption dans la baraque est assez connu pour sa manie effrénée de passer pour bien renseigné. Déjà assez âgé, il a été toute sa vie journaliste. Déformation professionnelle ? Affabulation ?

Ils sont encore quelques centaines à être détenus dans la cinquantaine de baraques que compte ce camp administré jusqu’à présent par les Français. Jusqu’au mois de mai, ils étaient encore entre quatre et cinq mille. Certains sont là depuis plusieurs années, d’autres depuis quelques semaines ou quelques jours.

Au quartier B, Pedro Vasquez est un des « vieux » du camp. Il est entré en France en février 1939 après la défaite de l’armée républicaine espagnole. Avant d’arriver ici, il a connu les camps d’Argelès, de Barcarès, puis de Saint Cyprien. Ensuite il s’est installé à Bagnères-de-bigorre où il a travaillé jusqu’en 1943. Il est arrêté en décembre 1943 et interné au camp de Noé, puis au camp du Vernet. Pedro est inquiet : la nouvelle de l’arrivée des Allemands signifie-t-elle un nouveau pas vers le pire ?

Artime, le grand Asturien, est détenu ici depuis bien plus longtemps. Arrivé en 1941, il a vu défiler au camp l’état-major de la résistance européenne : des résistants allemands, le groupe italien Garibaldi, tous combattants de la guerre d’Espagne dans les brigades internationales, des Polonais. Car ici il n’y a pratiquement aucun Français. Ceux qu’il préfère, les plus gentils, ce sont les Yougoslaves, les Portugais et les Hongrois. Il a même connu l’état-major de la MOI. Admiratif, il les considère tous comme de grands combattants, des gens formidables. Dès son arrivée, il avait été pris en charge dans le groupe espagnol. Bien structuré, ce groupe organise des évasions, quelquefois à la demande de l’extérieur pour la Résistance locale. Des Roumains, un jeune avocat espagnol ont ainsi recouvré la liberté. Ce matin, il parle à ses camarades avec sa fougue habituelle, presque avec violence. Il accompagne ses mots par de grands coups dans l’air avec son moignon car il a perdu son bras droit pendant la dernière année de la guerre d’Espagne. Après la défaite des Républicains, début 1939, il s’est réfugié en France. À Montauban, avec un de ses camarades espagnols, il se retrouve dans la Résistance. C’est une dénonciation qui l’a amené au camp du Vernet.


L’entrée du camp est dominée par un château d’eau. Au fond, trône un autre « château », en réalité une maison de maître, habitée par le chef du camp.  Le soleil de ce début juin a déjà fait son apparition sur les vingt hectares du camp. Il fait presque chaud. Il faut dire qu’ici l’été commence tôt : une soixantaine de kilomètres séparent le camp de la grande ville la plus proche, Toulouse.

Ce 9 juin 1944, un seul fonctionnaire du camp est resté en service, Monsieur Vernet. Ce personnage dont le nom est, par une étrange coïncidence, l’homonyme du camp, était sous-chef du Vernet jusqu’à ce matin. Il parle bien l’Allemand, peut-être est-ce la raison pour laquelle les nouveaux Feldgendarmes l’ont laissé en poste, espérant utiliser sa connaissance de leur langue.

Les Allemands n’ont pas traîné. Trois jours à peine que le débarquement des Alliés a eu lieu en Normandie, les voilà maîtres du camp. Et dire que depuis trois jours les espoirs les plus fous recommençaient à naître : le débarquement devait sonner le glas pour l’occupant, la libération était toute proche, c’était sûr, les portes du camp devaient s’ouvrir devant eux, enfin. Mais le débarquement des Alliés en Normandie avait suscité des réactions diverses chez les prisonniers : certains étaient enthousiastes, mais d’autres étaient plus sceptiques, comme Francesco Nitti, qui notait le 6 juin 1944 dans son journal :


Les Alliés ont débarqué dans le Nord de la France. Ici, tout est calme. On attend les nouvelles avec anxiété.


Avait-il tort en refusant de se laisser gagner par l’euphorie ?

Très vite les détails de l’arrivée des Allemands parviennent aux détenus, se répandant comme une traînée de poudre. Les prisonniers du quartier A, les « droit commun » peuvent s’approcher à cinq mètres des barbelés, ceux du quartier B, « les politiques » doivent rester à dix mètres, seuls ceux du quartier C peuvent aller jusqu’aux barbelés. Les prisonniers peuvent donc, selon leur situation par rapport aux gardes postés à l’extérieur et en fonction de leur compréhension de la langue de leurs geôliers, obtenir des informations plus ou moins précises, de première main, ou rapportées. L’opération de prise de contrôle du camp a été menée par une compagnie de la Landsturm sous le commandement d’un capitaine. Les hommes de cette compagnie sont de vieux soldats inaptes à la vie au front. Réformés jusqu’à quatre ou cinq fois, une dernière visite médicale les a déclarés aptes au service territorial. Les officiers et sous-officiers appartiennent au service actif et portent presque tous l’insigne de la campagne de Russie. Méchants et hargneux, ils terrorisent leurs hommes.

Derrière les barbelés, à cent mètres de sa baraque du quartier B, Francesco Nitti les voit, montant la garde, casqués. Presque un an déjà s’est écoulé depuis qu’il est arrivé au Vernet, le 3 juillet 1943. Son ami Jean Cassou a été arrêté avec lui en décembre 1941 à Toulouse. Il écrira dans la préface du récit de Nitti, publié en 1945 :


Nitti était adoré de tous ses compagnons. Sa fermeté d’âme, sa bonne humeur, sa fantaisie répandaient autour de lui une lumière. À tous les coups du sort il opposait la gentillesse de son cœur et de son esprit, une curiosité inlassablement amusée et cette inflexible droiture de l’homme bien né, qui aime mieux rire du grotesque de l’ennemi que de pleurer sous ses offenses.


Bien né, il l’est en effet. Francesco Fausto Nitti est le neveu du Président du conseil italien Francesco Nitti. Interné par les fascistes aux îles Lipari, il s’en évade en compagnie de Carlo Rosselli et d’Emilio Lussu. Réfugié en France, il devient l’un des dirigeants du Parti Socialiste italien. Journaliste, il combat en Espagne dans la XIIème brigade « Garibaldi » comme officier d’artillerie. Interné à Argelès et à Collioure, il entre ensuite dans la Résistance française dans le réseau Bertaux. Libéré de prison à la fin de sa peine, en 1943, il pensait rejoindre sa famille, qui l’attendait de l’autre côté des barbelés. Mais les gendarmes français l’attendaient aussi et lui remettent les menottes aux poignets pour l’emmener au camp de Saint-Sulpice. Jean Cassou, français, est libéré, mais Francesco, étranger, est transféré au camp du Vernet.


Les uns après les autres, les prisonniers s’habillent rapidement et sortent. Ils apprennent que leurs gardiens français ont été désarmés, à l’aube, par les soldats allemands.


Dépouillés de leurs mousquetons, de leurs revolvers et de quelques fusils-mitrailleurs, les gendarmes ont été internés au quartier B, celui des prisonniers politiques, en compagnie des autres gardiens, fonctionnaires et policiers du camp.


Les prisonniers politiques du quartier B ont été transférés au quartier T pour laisser la place aux nouveaux internés en uniforme, à ceux-là même qui jusqu’ici représentaient l’appareil de surveillance du camp. 

Francesco, Pedro, Raphaël, Artime et les autres sourient à l’idée que leurs geôliers sont maintenant détenus, comme eux, et qu’on les a rangés dans le quartier des « politiques », celui réservé jusqu’alors aux communistes et aux antifascistes.


Le camp du Vernet d’Ariège aura fonctionné pendant les quatre premières années de la guerre avant de passer sous l’autorité de l’occupant.

En 1939, des gardiens Sénégalais et Malgaches côtoyaient des soldats, des gardes mobiles ou des gendarmes pour encadrer les détenus. Plus tard, des gardes civils sont venus. Le camp a dépendu du ministère de la Guerre jusqu’au 1er novembre 1940. Après cela, il est passé sous l’administration civile du ministère de l’Intérieur. Le comportement des gardiens français durant toute l’histoire du camp est pleine d’ambiguïtés: dans les archives des Renseignements Généraux, on trouve des notes concernant des blâmes infligés à une dizaine de gardiens du camp du Vernet. Tous ont été blâmés pour manque de zèle, certains à plusieurs reprises. Par exemple, Monsieur Triche a toléré qu’une personne étrangère donne du ravitaillement à un interné. D’autres ont été trouvés endormis à leur poste de garde !

Artime, l’Asturien, raconte même que ses camarades et lui-même avaient des complices dans la garde française du camp. Un certain Robin, ex officier de la marine de guerre française devenu brigadier-chef au Vernet, avait même été leur complice lorsqu’ils avaient fomenté un plan d’évasion.

Mais le comportement de quelques gardiens bienveillants ne peut faire oublier que ce camp aura été pendant toute la Seconde guerre mondiale le symbole de l’extraordinaire participation française à l’ordre nouveau prôné par l’occupant.

Quand les Allemands entrent dans le camp pour succéder aux Français, ils passent sous l’écriteau « République française » qui trônait ici depuis le début de la guerre. On ne peut s’empêcher de penser à la polémique née pendant la présidence de Monsieur Mitterrand autour de la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans l’holocauste. Le président avait répondu que Vichy avait rompu avec la République et, par conséquent, qu’aucun président de la République Française ne pouvait s’excuser pour des fautes commises pendant une période dont la république était absente. On trouve là les limites de ce raisonnement…

De nombreux témoignages laissés par ceux qui ont connu l’enfermement ici ne laissent aucun doute sur les terribles conditions de vie dans le camp. Ernest Langendorf qui a connu l’hiver 1939-1940 au Vernet raconte :


C’était un camp terrible, la nourriture était au-dessous de tout, c’était crasseux, ça grouillait de souris, de rats, les baraques étaient surpeuplées, on se gelait, enfin, j’y ai passé des mois affreux.


Au Vernet, pendant ces trois années « noires », on meurt de froid, de faim, de mauvais traitements ou abattu par les gardes, tous Français. Une circulaire du ministre de l’Intérieur de Vichy du 17 janvier 1941 marque bien la spécificité du Vernet :


Il n’y a pas lieu de faire régner, dans les camps de Gurs, d’Argelès, de Rivesaltes ou des Milles, une discipline aussi stricte qu’au Vernet où se trouvent des repris de justice et des extrémistes.


L’écrivain Arthur Koestler, interné ici au début de la guerre, a beaucoup écrit sur ce camp, en particulier dans La lie de la terre :


La première impression était celle d’un fouillis de barbelés, qui entouraient le camp de trois rangs serrés et partaient en diverses directions avec des tranchées parallèles. Le Vernet est au-dessous d’un camp de concentration nazi du point de vue de la nourriture, des installations, de l’hygiène. Comparé à Dachau, c’était encore supportable. Au Vernet, les coups étaient un événement quotidien ; à Dachau ils duraient jusqu’à ce que mort s’ensuive. Au Vernet, les gens étaient tués par manque de soins médicaux ; à Dachau, ils étaient tués volontairement. Au Vernet, la moitié des prisonniers dormaient sans couverture, à 20° sous zéro ; à Dachau, ils étaient enchaînés et exposés au froid.


Sa description est on ne peut plus explicite, traduisant là le sentiment des rescapés des camps nazis des années 1933-1939.… Son propos à cependant besoin d’être précisé : il compare ici l’internement nazi de la période 1933-1939 à l’internement français. L’Allemagne n’en est encore pas à la solution finale. D’autre part, d’autres témoignages le contredisent lorsqu’il évoque l’absence de couvertures…

Si les conditions de vie dans ce camp sont si terribles, n’est-ce pas parce qu’ici sont enfermés des hommes et des femmes particulièrement difficiles à mettre au pas ? L’Histoire retient du Vernet qu’il a été un des hauts lieux de la résistance européenne à l’idéologie nazie. Camp d’internement de nombreux dirigeants communistes européens et d’une bonne partie de l’état-major des Brigades internationales venues en aide aux Républicains espagnols, le Vernet a été le principal centre de diffusion des directives communistes de Moscou. Dès leur arrivée massive en octobre 1939, les communistes allemands avaient élu une direction clandestine et réorganisé le parti communiste allemand, le KPD. Des dirigeants communistes d’autres pays sont venus renforcer le groupe allemand. Des Italiens, des Bulgares, des Albanais. Des Grecs, des Hongrois. Polonais, Roumains, Soviétiques, Tchécoslovaques, Yougoslaves, Autrichiens complètent cette constellation communiste qui s’imposera aux autorités du camp comme interlocuteur privilégié.

À l’automne 1940 et au printemps 1941, le camp a même été le théâtre de manifestations et de grèves. Une organisation clandestine, le collectif international, structurait les internés par quartiers et par baraques.

Les agents des Renseignements Généraux se sont beaucoup intéressés à l’activité politique des détenus du camp du Vernet. Une note, datée de mars 1944 fait état « de l’agitation politique à l’intérieur du camp du Vernet », et précise que « les internés se sont réunis le 23 février 1944 pour célébrer le 26ème anniversaire de la création de l’Armée Rouge. »

Dans une autre note, le commissaire des RG signale que l’envoi, sur son intervention, des principaux meneurs communistes à la prison de Gaillac a complètement désorganisé les plans établis par les internés et a jeté un profond désarroi dans le camp.

Pour les historiens, le camp du Vernet reste également « l’une des capitales de la résistance intellectuelle européenne », certains évoquent même « la diaspora du Vernet ». Des artistes, écrivains, poètes, dramaturges, journalistes, directeurs de théâtre ou de journaux, des compositeurs, des interprètes, des peintres, un architecte. Quel camp de concentration en Europe aura abrité autant de personnalités en vue du monde artistique de l’époque ? Quel autre « fouillis de barbelés » restera dans l’Histoire comme un des foyers de la résistance européenne, d’où sortiront une partie de ceux qui dirigeront l’Europe libérée ? Francesco a peut-être entendu une conférence, ou plusieurs, peut-être même a-t-il visité une exposition dans une baraque voisine, assisté à un cours ou à une lecture publique, ou bien encore a-t-il été le spectateur d’une pièce de théâtre jouée par des prisonniers ? À son arrivée en juillet 1943 ils avaient probablement tous quitté le camp. C’est surtout entre 1939 et 1942 que ces hommes et ces femmes, en majorité communistes ou socialistes, ou tout simplement engagés contre le fascisme, sans appartenance politique précise, ont habité le camp.

Le journaliste et écrivain allemand Louis Emrich, par exemple, était l’un des dirigeants du mouvement séparatiste rhénan, directeur d’un journal pro-français en Sarre, éditeur d’ouvrages antinazis, à Strasbourg. Arrêté en octobre 1939 à Strasbourg, il est envoyé au Vernet. Profondément européen, il écrit, au camp, un ouvrage, L’Europe à l’aube d’une époque nouvelle, où il imagine l’Europe unie de 1950…

Un immense gisement d’archives reste pour témoigner de l’extraordinaire richesse de la résistance européenne à la botte nazie.


Devenu foyer de résistance à l’occupation nazie, une colonisation, certes très différente, lui avait donné naissance, celle de la France dans son empire d’outre-mer.

En 1918, quand le camp avait été créé, c’était pour héberger des soldats venus de terres lointaines pour combattre sous l’uniforme de l’armée française. Des Sénégalais, des Malgaches blessés au front viennent ici pour y être soignés avant de regagner leurs lointaines contrées. Aussitôt repartis, ils sont remplacés par les vaincus de la Grande guerre : Allemands et Autrichiens prisonniers de guerre séjournent ici en 1918. La paix revenue, le camp du Vernet devient un dépôt de matériel militaire.

En 1938, l’Europe se remet à bouillir. Fin 1938 les étrangers se font menaçants. Ils redeviennent « indésirables » pour le gouvernement Daladier qui décrète pour eux la création de « centres spéciaux ». Puis les événements se précipitent. Le camp du Vernet d’Ariège va bientôt se remplir de nouveau. Les premiers arrivants sont les vaincus de la guerre d’Espagne.

Les combattants de l’armée républicaine espagnole affluent en masse à partir de la chute de Barcelone, en février 1939. Le gouvernement français est débordé : que faire de ces dizaines de milliers d’arrivants, pour la plupart communistes ou anarchistes ? Entassés d’abord sur les plages du Languedoc ou du Roussillon, ils sont acheminés vers les camps du sud-ouest, créés pour l’occasion ou « recyclés », comme le camp du Vernet d’Ariège. C’est ainsi que la colonne « Durruti » échoue en ce terrible hiver 1939 au camp du Vernet d’Ariège. Ils sont dix mille, douze mille, on ne sait pas très bien. Hébergés au camp et, à quelques kilomètres de là, à la briqueterie Mazères. Les dix-neuf baraques très délabrées du camp sont plus qu’insuffisantes. Les milliers de miliciens espagnols parqués comme du bétail couchent à même le sol, dans la boue et la neige. Certaines nuits il fait quinze degrés au-dessous de zéro. Ce n’est que deux mois après que d’autres baraques seront édifiées, par les « hébergés » eux-mêmes.

Les conditions de vie sont très pénibles. Seule note d’espoir dans ce cauchemar : l’aide d’une partie de la population, d’organisations humanitaires et de militants de partis de gauche sous forme de colis et d’argent.

La guerre approche. Les Français sont mobilisés. L’économie nationale commence à manquer de bras. Les républicains espagnols sont libérés pour aller remplacer aux champs, dans les mines ou encore dans les entreprises de bâtiment de la région les Français partis sous les drapeaux.

Durant l’été 1939, les combattants des brigades internationales viennent prendre les places laissées dans les baraquements du camp par les survivants de l’armée républicaine espagnole. Ces hommes étaient arrivés de tous les coins du monde pour aider la jeune République ibérique. La défaite les jette à  leur tour en masse de l’autre côté des Pyrénées, suivant de quelques mois l’armée républicaine. Ils débarquent de toutes les régions d’Espagne, toutes n’ont pas chuté en même temps aux mains de l’adversaire franquiste.

A la veille de la déclaration de la guerre, il ne reste plus qu’environ deux cents internés espagnols et cent soixante-dix miliciens formant une compagnie de travailleurs chargée des travaux d’aménagement du camp. Le 29 septembre, un dernier contingent de réfugiés espagnols sera transféré vers des Compagnies de travailleurs des Pyrénées ariégeoises.

Dans le reste de l’Europe la guerre éclate en septembre. Certains étrangers deviennent pour de bon « indésirables ». En premier lieu les Allemands et les Autrichiens. En octobre 1939, le gouvernement français fait du camp du Vernet un « camp répressif pour étrangers suspects ». Jusque-là la France avait accepté, certes du bout des lèvres, d’accueillir les réfugiés venus de l’autre côté de la frontière. La république va désormais emprisonner des étrangers devenus « suspects ». Et ils sont nombreux, les étrangers « suspects » en cette fin 1939. Après les Allemands et les Autrichiens, tous les communistes deviennent nos ennemis, depuis la signature du pacte germano-soviétique. Parmi eux, les républicains espagnols : beaucoup sont communistes. Les voilà de retour, internés et non plus hébergés, au camp. Avec eux des communistes de tous les pays d’Europe sont entassés au Vernet.

En juin 1940, les Italiens entrent en guerre au côté des Allemands. Devenus ennemis de la France, ils viennent grossir les rangs des prisonniers du camp.

À partir de 1941, l’internement des étrangers du sud-ouest au camp du Vernet devient quasi systématique. Arrêtés sur le sol français pour des motifs très divers (marché noir, défaut de papiers d’identité, actes de résistance, à partir de 1943 pour refus de répondre à la réquisition du STO), ils sont internés au camp en qualité d’ « individus dangereux pour l’ordre public et la sécurité nationale », « suspects au point de vue national » ou encore « extrémistes ».

Des Alsaciens et des Lorrains, pour cause d’annexion allemande, des Russes blancs confondus avec les bolcheviks, des Polonais, des Hongrois, des Tchécoslovaques, des Roumains, des Yougoslaves, des Grecs, des Mexicains viennent loger dans les baraques sans grand confort du Vernet.


Depuis quatre jours, les Allemands sont arrivés, une nouvelle vie a commencé. Le camp est désorganisé et tous les services ont cessé. Le ravitaillement n’est arrivé qu’aujourd’hui, le 13 juin. Tous les internés restent consignés dans leur quartier respectif, même ceux qui ont l’autorisation de circuler dans les différents secteurs parce qu’ils travaillent en dehors de leur quartier. Les visites des familles continuent à être autorisées. Francesco a ainsi la joie de pouvoir parler encore une fois avec sa femme et ses enfants.

Dans la journée, on continue cependant à jouer aux échecs ou aux cartes, entre deux corvées. Comme d’habitude les soirées réunissent tout le monde dans les baraques. Mais toutes les conversations tournent maintenant autour de leur proche avenir : que vont faire d’eux les Allemands ? Vont-ils partir avant l’arrivée des Alliés ? Personne ne sait. Mais tous s’accordent à reconnaître que depuis le mois de mai, la vie dans le camp a changé : les baraques se sont vidées progressivement. Les Juifs sont partis les premiers, avec les communistes et tous ceux qui représentaient un danger pour l’Allemagne. Francesco a assisté au départ des derniers Juifs, hommes, femmes et enfants, tous ceux qui avaient échappé aux convois partis pour la solution finale depuis l’été 1942. Les hommes du KDS les ont fait monter dans des camions à grand renfort de coups de crosse, et les ont emmenés. Plus tard, il apprendra qu’à Toulouse un train les attendait pour les emmener en Allemagne. Francesco a aussi vu partir ceux que la police française est venue chercher, fin mai, trois cent quinze hommes et femmes. Saura-t-il, après la guerre, qu’ils furent emmenés jusqu’à la gare Raynal de Toulouse, puis de là jusqu’à Bordeaux. À Bordeaux, les Allemands les conduisirent au fort du Hâ. Un seul Juif se trouvait parmi eux, le seul qui avait échappé jusqu’alors à la déportation. Retrouvera-t-il ces hommes et ces femmes, quelques semaines plus tard, à bord du Train fantôme ?

Cependant des prisonniers continuent à arriver au Vernet en provenance d’autres camps de la région : Francesco a-t-il vu arriver le 10 juin 1944, Marie Santos, son mari et son fils, âgé de 17 ans ? Ils viennent du camp de Noé, où ils ont été internés en février 1941. Monsieur Santos a refusé de partir en Allemagne pour le STO. Toute la famille a été dénoncée à la direction du camp de Noé, puis arrêtée par les Allemands aidés par la milice française. Tous trois se retrouveront avec Francesco dans le Train fantôme et feront le voyage ensemble jusqu’au bout.


Le 11 juin 1944 à 0 h 40, un télégramme officiel classé « note secrète » arrive sur le bureau du Préfet de région de Toulouse. Il émane du Ministère de l’Intérieur, service de l’Inspection et Administration des camps. Une copie est adressée au Préfet de l’Ariège, à Foix. Il ordonne :


…l’évacuation partielle du camp du Vernet, soit de l’effectif total des internés, d’un tiers de l’encadrement ainsi que de la literie (800 pièces) par train spécial fourni par mes soins. 


Le Ministère demande à connaître le nombre de wagons nécessaires et :


… dans quelles conditions vous pourriez assurer l’escorte du convoi avec les forces de maintien de l’ordre dont vous disposez.


Il précise encore :


… prévoir ravitaillement et vivres de route pour 12 jours, vivres de débarquement 2 jours, vivres de déménagement nouveau autre à prélever sur les stocks du camp du Vernet. Prévoir détachement sanitaire et équipements individuels et gamellerie des internés. Préparer également les dossiers des internés à remettre au chef du camp, puis du convoi. 


Cette demande est dite « préparatoire à son repliement sur la région Nord Est de la France et sera  à exécuter le moment venu ».


Le 12 juin, le préfet Sadon de Toulouse envoie une lettre en réponse à la « note secrète » du 11, au secrétariat du maintien de l’ordre, Inspection de l’Administration générale des camps :


Dans l’état actuel des choses, les forces de maintien de l’ordre en présence ne permettent pas de pouvoir réaliser le transfert du camp.


À deux mille kilomètres de là, le 16 juin, des Feldgendarmes de l’école de Deggingen se prépare à partir pour Toulouse. Leur mission : « encadrer des prisonniers » pour une destination inconnue.

Francesco et ses compagnons savent-ils qu’à des milliers de kilomètres de là, des Feldgendarmes ont quitté l’Allemagne pour rejoindre le Vernet ? Tout semble déjà en place pour assurer leur « transport », mais eux, les principaux acteurs du drame qui va se jouer ne le savent pas encore. Ils sont comme tous ceux qui avant eux, et encore après eux, vont être « déplacés vers l’Est » : ils ne savent rien, ils ne comprennent rien. Tout au plus certains ont-ils le pressentiment confus que le cataclysme est tout proche, mais à ce moment-là ils peuvent encore espérer.

Le 18 juin, Francesco Nitti voit arriver au camp l’organisation Todt. Il écrit dans son livre qu’elle « rafle les derniers hommes en état de porter une pelle ». Ceci n’est pas tout à fait exact, puisque des hommes encore valides resteront au camp après le 18 juin. Ces hommes, environ soixante, partent pour Toulouse trois jours après.

Doit-on déduire que ceux qui restent détenus au camp jusqu’au début juillet représentent pour les Allemands autre chose que de la main d’œuvre ? Depuis le printemps 1942, le grand Reich a un besoin effréné de travailleurs pour soutenir son effort de guerre. L’enlisement du front russe a en effet entraîné les stratèges allemands à abandonner la tactique du « blitzkrieg » (guerre éclair) et à se préparer à une guerre lente, d’usure. Cette guerre est forcément coûteuse, tant en hommes qu’en matériel. La politique d’utilisation de la main d’œuvre a donc fortement évolué : dans la première partie de la guerre, les individus internés dans les camps doivent être remodelés par l’abrutissement et le travail forcé, ce qui donne parfois lieu à des travaux parfaitement absurdes et sans utilité économique. Depuis la fin de 1942, la notion primordiale devient celle de la rentabilité. De plus, l’utilisation des déportés venus de toute l’Europe permet de convertir les ouvriers allemands en soldats afin de rétablir les effectifs sur le front de l’Est. Si l’organisation Todt a effectivement prélevé soixante personnes dans les effectifs du camp, peut-être son besoin n’allait-il pas au-delà ? Ce qui expliquerait, contrairement à ce que nous rapporte Nitti, qu’elle ait laissé les autres, même s’ils étaient encore, pour certains, tout à fait capables de porter une pelle. Par ailleurs, en cet été 1944, les nazis sont engagés dans l’infernal engrenage qui conduira à l’embrasement final. La défaite contre l’Union soviétique se profile. L’industrie de guerre allemande est chauffée à blanc. Jusqu’au bout elle produira des armes, jusqu’au bout elle inventera et fera fabriquer par les déportés des armes plus sophistiquées, comme les missiles V2, pour inverser le cours de la guerre. Le camp du Vernet représente à ce moment-là de la guerre, et au même titre que tous les autres camps d’internement européens, un réservoir de main d’œuvre, quel que soit l’état de sa population. Mais on peut aussi se demander si les nazis, sentant leur fin toute proche, n’ont pas décidé de faire place nette avant leur départ de France ?


Le 29 juin, à Toulouse, le Préfet Sadon envoie une nouvelle lettre en réponse à la « note secrète » du 11 juin dans laquelle il confirme être dans l’impossibilité d’organiser le transfert des prisonniers du camp du Vernet vers le « nord-est de la France ».

Mais, au camp du Vernet, il flotte comme une ambiance de départ. Les gardiens s’agitent sous l’œil las des prisonniers qui les observent depuis les baraques. Le ciel est bas et gris. Il pleut même durant la matinée, puis quelques rayons de soleil viennent rappeler que l’été s’installe.

Francesco a pu voir sa famille au parloir, une baraque en bois, près de l’entrée du camp. Un nid de fusil-mitrailleur fait apparaître, à travers les fentes du bloc en ciment, les canons des armes, là, tout près. À cinq heures de l’après-midi, ils sont rentrés dans leur quartier.

—  Demain, on part !

La nouvelle court le long des baraquements : dans les prisons et dans les camps, il paraît que les prisonniers sont souvent les plus vites renseignés.

Cette nuit du 29 au 30 juin est très agitée. Francesco et ses camarades ont du mal à dormir. Étendus sur leurs litières superposées, ils s’agitent, font des pronostics, plus ou moins pessimistes. Les uns espèrent, d’autres s’inquiètent, tous évaluent leurs chances respectives de survie.


Le 30 juin 1944, « encore un vendredi », diront les superstitieux, ils se lèvent à l’aube. Les bagages sont prêts. L’ordre officiel de départ a été donné par les gardiens. Vers huit heures, l’évacuation du camp a commencé. La garnison allemande les a concentrés hors des quartiers, dans l’allée principale, face à la Direction. Là, une file de camions et d’autobus les attend. Monsieur Vernet a préparé trois listes : l’une contient les noms des internés considérés comme les plus dangereux ; l’autre, les noms de ceux dont on ignore le motif d’internement ; la troisième, les noms des internés arrêtés pour des motifs moins graves aux yeux de l’administration. Les premiers camions sont partis bien vite pour Toulouse. Dans chacun d’eux montent une escorte allemande et quelques miliciens français. L’évacuation se prolonge jusqu’à la fin de l’après-midi.

Debout depuis 8 heures du matin, sans nourriture, Jean Auter a quitté le camp à 16 heures à bord d’un camion où on l’a fait monter à coups de crosse. Il n’est même pas parvenu à compter le nombre de personnes entassées avec lui dans ce camion. Ses geôliers allemands sont très nerveux. Il est un des rares Français à partager le sort des centaines d’étrangers qui auront séjourné au Vernet. Au début de la guerre, il travaillait comme ouvrier aux Etablissements Fouga. Il avait 22 ans quand il est entré dans la clandestinité de la Résistance en juin 1942. Etait-ce pour échapper au travail obligatoire en Allemagne ? On ne sait pas. Toujours est-il qu’il a fini par être arrêté par la police française. Interné après un interrogatoire musclé à Montpellier en tant qu’« individu dangereux à la sécurité publique et à l’Etat », il a d’abord été incarcéré à la prison de Béziers, puis a échoué en février 1944 à Toulouse. Condamné, il est arrivé au Vernet au printemps. A-t-il connu Francesco au camp ou bien l’a-t-il rencontré plus tard, lorsqu’ils seront tous les deux enfermés dans la même prison roulante ?

Francesco quitte le camp dans le dernier camion. Un milicien à visage de maquereau, assis non loin de lui, a joué avec sa mitraillette pendant tout le voyage. Peut-être voulait-il l’impressionner.

Le soleil se couche sur les montagnes de l’Ariège quand le dernier camion du convoi est parti. Le camp du Vernet d’Ariège est désert.

Le lendemain, le préfet Henri Cons, de Foix, envoie un télégramme au secrétariat du maintien de l’ordre, inspection de l’administration générale des camps, à Vichy :


J’ai l’honneur de vous rendre compte que les autorités allemandes ont emmené le 30 juin 403 internés. 


Il ajoute qu’il ne sait pas si cette évacuation est liée à l’ordre du 11 juin de transférer les prisonniers vers le « nord-est ». Pour finir, il précise :


Les Allemands refusent dorénavant tous nouveaux internés au camp du Vernet. Dans ces conditions il faudrait aviser mes collègues qu’il ne faudrait plus transférer des étrangers dans mon département. 


Il signale deux évasions et un mort, Rudolf Lima né en 1901 en Pologne. Une femme et son enfant de quatre ans sont maintenus au camp du Vernet.


À six heures du soir, Francesco arrive à la caserne Caffarelli, à Toulouse. On le fait descendre au milieu d’une haie de soldats armés jusqu’aux dents. Au premier étage, on l’enferme dans une salle délabrée où sont déjà, accroupis par terre, ses quatre cents camarades partis avant lui. Le soir même, un officier de la Wehrmacht leur apprend que leur départ aura lieu le lendemain matin. Il leur annonce également qu’ils ne doivent sous aucun prétexte s’approcher des fenêtres, ni les ouvrir. Les sentinelles ont reçu l’ordre de tirer sur les prisonniers sans préavis.

Debout, dans un coin de ce local, Francesco regarde cette marée de têtes et de corps. Ici un vieillard barbu est recroquevillé sur une valise mal fermée de laquelle s’échappe du linge sale. Le vieux a un visage couleur de cire : soixante-quinze ans sont un poids bien lourd dans une pareille aventure. Près de lui des mutilés espagnols sont à terre, dans le désordre même de la nuit. Deux, parmi ces hommes, ont enlevé leurs jambes artificielles qui gisent, comme des objets inutiles, à leur côté. Francesco regarde encore cette triste veillée d’hommes malades, mutilés et inaptes. Il y a encore un petit nombre de gens sains et jeunes, mais ils sont l’infime minorité ici. Il pèse en lui-même les probabilités qu’auront tous ces hommes d’arriver là où on veut les amener.


C’est une sorte de Cour des Miracles d’un nouveau genre que la Grande Allemagne réclame. Inutile de demander pourquoi. Les desseins de certaine « Providence » sont impénétrables (…) Nous passons une nuit blanche. D’autres, beaucoup d’autres nuits blanches devaient suivre celle-là. Mais cette nuit-là nous sentîmes, pour la première fois, que nous étions des déportés aux mains des Allemands. Nous étions des choses, moins que des bêtes.


Quatre cents hommes et quelques femmes sont assis ou étendus sur le plancher nu et sale. Ils dorment d’un sommeil agité ; ceux qui n’arrivent pas à s’endormir perçoivent le pas traînant des sentinelles et, plus rarement, le passage de voitures sur le boulevard Lascrosses qui longe la caserne.

Les premières lueurs du jour leur permettent de se regarder en face, et ils se retrouvent tous, avec la même empreinte de fatigue et d’énervement. Deux d’entre eux, des Espagnols, ont à leur côté leurs femmes. Il y a quelques semaines ils étaient au camp de Noé tous les quatre. Un ordre est arrivé pour leur transfert au Vernet où le convoi attendait de partir. À présent les deux pauvres femmes sont en larmes : elles pensent à leurs enfants qui sont restés à Noé. Reverront-ils jamais leurs parents ?

Les heures passent. Il fait chaud. Les fenêtres doivent rester fermées : l’air est lourd et vicié. Les tinettes ajoutent leur senteur à l’inconfort de leur nouvelle installation. Certains s’approchent des fenêtres, malgré l’interdiction, et voient des femmes qui regardent les fenêtres de la caserne. Les uns reconnaissent leur épouse, d’autres leur fille, venues épier leur départ.

En face de la caserne Caffarelli, se trouve une maison dont les habitants, lorsque les Allemands sont absents, inscrivent les événements du jour pour les détenus, leur montrent des journaux, des papiers blancs, ou des drapeaux, qu’ils retirent bien vite une fois qu’ils ont été lus ou bien en cas de danger. C’est ainsi que Francesco, Jean et les autres ont connaissance de l’avancement du débarquement. Mais hormis ce signe chaleureux de l’extérieur, les conditions de vie sont très dures : les Allemands matraquent tout le monde, les unijambistes, les estropiés, les mutilés de guerre.

Dans l’après-midi, le campement est transformé : la moitié du groupe passe dans une autre série de pièces en face de celles où ils étaient précédemment. Ils auront ainsi plus d’espace. Francesco se retrouve parmi ceux qui changent de domicile. Il trouve un peu de paille, distribuée par d’autres détenus. Tous préparent une couche pour la nuit qui vient. Des officiers supérieurs espagnols sont les compagnons de chambre de Francesco, le colonel Velasco et le colonel Blasco, tous deux déjà âgés, et le colonel Redondo. Le colonel Velasco a été le professeur de Francisco Franco, le nouvel homme fort de l’Espagne, lorsqu’il était élève officier à l’Académie d’Infanterie de Tolède. Officiers supérieurs de l’armée espagnole, ils ont refusé de trahir leur serment et ont continué de servir l’armée républicaine. Ils étaient arrivés au Vernet après trois mois passés à la citadelle de Perpignan.

Des bruits circulent selon lesquels le départ est renvoyé parce qu’on attend l’arrivée de prisonniers de la prison Saint-Michel, située non loin de la caserne Caffarelli. Ils partiront tous dans le même convoi.

Le lendemain 1er juillet, ils sont toujours là.

On leur a permis de descendre se laver, au milieu d’une double haie de soldats. Ils courent vers l’eau comme vers la chose la plus précieuse. Ils ont mangé un morceau de pain et des nouilles cuites dans l’eau sans sel, ce qui a dû être très dur en particulier pour l’Italien Francesco. Ils ont encore des provisions. Au Vernet ils avaient le droit d’avoir des vivres en réserve. Et si Jean Auter n’a pas mangé de la journée le jour où il a quitté le Vernet, Francesco et quelques-uns de ses camarades ont reçu de la Croix-Rouge française de la confiture, du pain d’épice et des gâteaux secs. Ils pensent pouvoir tenir, si le voyage n’est pas trop long, avec ces quelques provisions. Le soir, ils descendent dans la cour. Un mur les sépare de la grande avenue qui passe devant la caserne. Francesco entend le bruit des tramways, des voitures, des voix d’enfants, tous les bruits familiers de cette ville de Toulouse qu’il connaît si bien et où se trouvent sa femme et ses enfants.

Vers sept heures, une voiture arrive. Trois hommes en uniforme en descendent. Quelques minutes après, les détenus apprennent que leur départ est pour le lendemain matin, à partir de six heures. Il faut préparer les bagages ; il paraît qu’avec eux viendront de nombreuses femmes, et environ cent cinquante hommes, tous de la prison Saint-Michel. La rumeur était donc fondée.