Extrait “Le flair de Brume”
Extrait “Le flair de Brume”
Le ciel était gris de fumée. Une fumée qui montait lentement du sol, suintait des murs, des toitures, soufflait dans les rues vides, hantant le village qui crépitait encore çà et là. Il tournait sur lui-même et ne voyait que du gris. Une infinité de gris où perçaient encore quelques lueurs bleues d’un ciel d’été.
Il marchait dans des ruines, faisant attention à ne pas poser ses pieds sur les braises rougissantes. De loin en loin, il percevait des coups de fusils et de mortiers. Par moments, il distinguait clairement le ronronnement d’un avion et baissait la tête. Pendant sa courte marche fébrile, il se rappelait ces heures passées dans les bois avec ses compagnons. Il savait aussi qu’il y retournerait bientôt, qu’il ne pouvait pas rester ici, qu’il était une proie trop facile.
Il s’arrêtait. Il avait besoin de reprendre son souffle. Mais plus il respirait et plus il avalait de la fumée. Il toussait de plus belle et soudain, mu par une étrange volonté, se remettait en route. Il levait les yeux en l’air à la recherche d’un coin de ciel pur et découvrait une grande ombre noire devant lui. Elle planait sur la rue, dressant son imposante figure sombre. Tout à coup, il avait peur. Ce n’était pas une peur habituelle, une de ces peurs qui vous enserre la poitrine dans un étau, vous glace le sang, vous fait perdre votre sueur par le front, les mains, le dos. Non ! c’était une peur qui venait de plus loin. Elle n’était pas créée par un sentiment, une impression ou une appréhension. Elle venait de lui-même, du plus profond de son être. C’est peut-être cette peur qui vient quand la fin est proche, se disait-il. Il continuait d’avancer, s’approchant toujours de l’ombre, son corps entièrement serti dans cette peur et, à la faveur d’un souffle de vent, découvrait le clocher de l’église qui se consumait doucement dans le ciel. Une pointe de gris foncé dans un nuage gris clair où persistaient des poches de lumière qui, lorsqu’elles étaient battues pas l’air chaud de l’été, devenaient rouge et dégageaient même quelques soubresauts de feu. À sa gauche, il entendait distinctement les pleurs d’une petite fille. Et si ces pleurs déchiraient ses oreilles, se mêlant aux craquements des flammes, aux râles des maisons brûlantes, au vacarme des poutres qui s’effondraient sur des tas de cendres, elle représentait néanmoins la seule touche d’humanité dans ce lieu meurtri. Une humanité sourde, branlante, malmenée. Il se disait, sans vraiment en avoir conscience, il pressentait plutôt, que ces sanglots lancés dans les cris du ciel avaient quelque chose de rassurant. Cela voulait dire, sans doute, que l’on pouvait survivre à ça !
Mais combien de temps ?
Il ne savait plus si c’était son esprit qui déraillait ou si ces pleurs provenaient réellement d’une volonté humaine. Comme il ne savait plus le nom de ce village, ni même comment il était arrivé jusque-là. Quelques images lui revenaient comme des flashes. Des avions se posant sans bruit dans la plaine, des planeurs d’où sortaient des hommes en armes. Les maisons en flammes, des femmes couraient dans les rues leur bébé dans les bras. Des hommes en uniforme, guidant leur lance-flamme sur une grange. Un peu loin, la façade d’un hôtel explosait dans un grand fracas, les pierres rebondissaient sur le sol et il échappait de peu à l’une d’elles. Un arbre isolé apparaissait dans la fumée, il croyait deviner l’ombre de deux hommes pendus sur la même branche, s’équilibrant de leur poids.
Et lui que faisait-il là ? Au milieu de ces ruines fumantes, alors que ses camarades avaient rejoint depuis longtemps l’épaisse forêt qui leur servait de refuge depuis des mois ? Qu’était-il venu chercher dans ce village déserté depuis l’arrivée des planeurs ?
D’épuisement, il s’écroulait dans une brume de fumée et sentait ses membres s’engourdir. Les pleurs se rapprochaient de lui. Il n’y avait plus d’autres sons. Que des pleurs, des fleuves de larmes qui coulaient dans sa poitrine, de longs sanglots tragiques et absurdes.
1
Cela avait commencé au milieu de la nuit. Jeannot avait d’abord eu froid dans les jambes, puis le mal était monté dans ses reins et s’emparait maintenant de tout son corps. Quand il fermait les yeux, il avait l'impression de partir en arrière, dans le vide, et s'éveillait en sursaut, le front trempé de sueur. Il finissait par s'allonger sur le ventre, les mains sous l'oreiller, le dos parcouru d'étranges frissons, la tête agitée de pensées tumultueuses. Quand il restait dans cette position, ses doigts semblaient énormes et il frottait ses mains aux draps pour retrouver la sensation de leur juste proportion. À d'autres moments, c’était sa tête qui grossissait de manière monstrueuse, ses yeux ridiculement petits, perdus dans leur orbite et il se balançait de droite à gauche pour échapper à cette fièvre ondulante.
Au matin, il avait essayé de se lever, mais quand il avait aperçu les cristaux de givre sur le pourtour de la fenêtre, il s’était réfugié dans ses draps. Dès qu'il avait senti la faiblesse de son maître, Brume était venu se blottir contre lui et son pelage vibrait des mêmes tremblements que Jeannot.
C’est seulement vers dix heures que, ne supportant plus l'effervescence de l’animal, il lui avait ouvert la porte en prenant soin de l’attacher au volet avec une corde d’escalade de cinquante mètres, puis avait regagné son lit encore tiède.
Il n’avait rien à faire. Il haletait et ses muscles, pourtant au repos depuis une quinzaine de jours, étaient durs comme après une course en montagne. Le froid s’agrippait à sa peau, à ses os. Il se déplaçait lentement, errant entre ses meubles à la recherche d’un coin confortable ; il avait envie de se blottir dans l'hiver, de rester dans le creux de ses draps entre le sommeil et la veille, dans la tendre insouciance d'un dimanche sans fin.
Jeannot dormait à poings fermés quand la sonnerie du téléphone le sortit de ses rêves.
— Alors, tu dors ? demanda une voix lointaine.
— Mouais.
Dans sa bouche, il sentait un goût pâteux et acide, ce goût qui vient quand on a trop dormi.
— Tu fais quoi ?
Il reconnaissait la voix de Ramock.
— Rien.
— J’ai ma grange à retaper.
— Ah !
Il avait posé le téléphone sur l’oreiller, jetait un coup d’œil résigné par la fenêtre en s'humectant les lèvres.
— Avec ce temps-là ?
— Justement !
Brume monta sur la couverture, frétillant d’impatience. Il frotta sa truffe au bras de Jeannot qui le poussa, irrité.
— Mais oui, on va sortir.
Il s’étirait doucement en regardant une mouche restée collée sur la fenêtre. Elle doit être là depuis des mois, se dit-il avant de se lever. Il croqua ensuite dans une tablette de chocolat et mit de l’eau à chauffer pour faire un thé.
Il y avait déjà plusieurs années que la vieille 2 CV n’avait plus de démarreur. Peut-être n’en avait-elle déjà plus quand il l’avait acheté à un garagiste de Die dont la spécialité était de collectionner les vielles Citroën sur le trottoir ? Il la garait toujours au sommet d’une petite côte, à quelques pas de chez lui. En l'absence de pente, il utilisait la vieille manivelle pour la faire démarrer sous le regard ahuri des passants. Sa vieille carrosserie autrefois bleue clair était maintenant craquelée et grise comme une carapace de tortue ; si vieille et si érodée par les saisons passées au-dehors qu’elle semblait avoir rétréci. Brume s’installa sur le siège avant, fier comme un roi. Jeannot conduisait avec énergie, serrant de près chaque virage, coupant même franchement la route quand il tournait à gauche. Le chien ne bronchait pas ; il avait l’habitude des acrobaties de son maître. Calé sur son postérieur, il suivait la route avec attention, anticipait les virages en s’agrippant, avec les pattes de devant, au maigre tableau de bord.
Une heure plus tard, une barre à mine dans la main, Jeannot était aux côtés de Ramock. Tous deux accrochés au plafond, assis confortablement dans des baudriers, ils essayaient tant bien que mal de déboîter une poutre en dégageant des pierres. De fines gouttes de pluie tombaient du toit dans le cou de Jeannot et coulaient jusqu'au bas de ses reins. L’effort crispait son visage, l’impatience commençait à le gagner. Ramock tentait de le distraire en épiloguant sur les derniers potins qui circulaient sur le plateau. Jeannot écoutait d'une oreille. À n'importe quel moment, il aurait été ravi de rendre service à son compagnon. Pour se sortir de l'ennui des dimanches solitaires, n’accompagnait-il pas souvent un de ses amis brocanteurs à la foire de Crest ou de Valence ? D’autres fois, il suivait Ramock et son cousin en parapente quand le soleil chauffait les sommets, créant de larges courants d’air ascendants dans lesquels flottait une nuée de voiles multicolores.
— Fais attention ! cria Ramock en regardant la poutre baller avec inquiétude.
Jeannot recula, se retrouvant ainsi pendu dans le vide. La poutre descendit violemment, mais se bloqua sur une pierre saillante à une dizaine de mètres du sol.
— Il va falloir l'attacher et dégager le mur avec la barre à mine.
Ramock prit une corde dans son sac à dos et commença à ficeler la poutre. Dans un élan acrobatique, ils accrochèrent la corde au sommet du faîtage puis continuèrent leur besogne assis à califourchon sur la vieille pièce de bois.
— Ton chien est bizarre, observa Ramock.
— Cette pluie lui tape sur les nerfs ! répondit Jeannot, visiblement à bout.
— Il n’est peut-être pas le seul.
La poutre semblait céder lorsque Brume se mit à aboyer violemment. Des cris qui ressemblaient étrangement à des hurlements de loup. Attiré par les éclats du chien, Ramock finit par descendre le long de sa corde.
— C’est ça ! fous le dehors, une bonne douche froide lui fera du bien. Il est comme ça depuis ce matin, dit Jeannot pendant que son compagnon posait le pied sur le sol.
— Attends, il a peut-être déniché un trésor.
— Fais gaffe, c’est sûrement une grenade ou un fusil-mitrailleur. Il en a trouvé une l’année dernière dans les pierriers au-dessus de Saint-Agnan, c’est à croire qu’il est attiré par les armes à feu.
Ramock progressait difficilement dans cet amas de cailloux et de boue. Il suivait la corde du chien qui poussait des gémissements de plus en plus pressants. Après avoir déchiré la manche de son blouson, il atteignit finalement l’animal coincé entre deux grosses pierres. Les pattes sanglantes, Brume grattait le mur frénétiquement.
— Une main, cria-t-il, une main !
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Une main, je te dis que c’est une main.
L’animal criait de plus belle.
— Arrête tes conneries. Fous-le dehors ! il me tape sur les nerfs.
— Viens voir !
Jeannot lança un regard en direction de Ramock et comprit aussitôt que l’affaire était sérieuse. Il se laissa glisser sur la poutre chancelante pour éviter de traverser les gravats.
— Merde, s’écria-t-il.
Une main sortait du mur, ou plutôt quelques débris d’os qui avaient appartenu jadis à un être humain. Jeannot tapa sur son chien qui lui labourait les jambes avec une vigueur formidable.
Il creusa autour de la main jusqu'au moment où apparut un os qui devait être un radius.
— Arrête, c’est sûrement un cadavre.
Jeannot n’écoutait pas et continuait d’attaquer le mur avec son porte-clés.
Assis aux côtés de Ramock, Jeannot maintenait son chien entre ses jambes et lui bandait les pattes. Brume ne bronchait pas ; il regardait son maître avec une attention soumise. Son regard était d’un bleu délavé, énigmatique, d’une transparence lunaire. Les mains sur les genoux, la tête penchée en arrière, Ramock contemplait la poutre qui pendait toujours dans le vide. Un peu plus loin, deux gendarmes déblayaient le mur avec des outils de fortune. En prenant d’infinies précautions, ils dégageaient les os un par un en grattant le ciment. À l’aide d’une brosse, un troisième gendarme les nettoyait avant de les ranger dans une malle entre deux couches de tissu blanc.
— Tu crois qu’ils vont nous interroger, demanda Ramock.
— Et alors !
Jeannot, qui avait fini de bander les pattes de son chien, jeta un regard vers les gendarmes dont on ne voyait que les dos courbés.
— Il fallait que ça tombe sur moi ! Je viens tout juste d'acheter cette grange.
— Tu ne risques rien ! Vu son état, il doit être mort depuis plusieurs années. Et ce n’est pas pour les quelques pétards que tu fumes qu’ils vont t’emmerder.
Ramock se tourna vers son ami. Une ombre de reproche passa sur son visage, aussitôt disparue.
— Ils ont bien gardé Yvon deux jours pour un simple accident.
— Il était plein comme une éponge ! Il avait tué deux moutons et un chien avec sa camionnette, précisa Jeannot.
— Peut-être, mais ils vont sans doute mettre des scellés sur cette grange et moi je n’ai plus qu’à planter la tente dans le potager.
Cette vision fit sourire Jeannot qui avait retrouvé son entrain naturel.
— Ou bien la démolir complètement pour voir s’il n’y a pas d’autres cadavres dans les murs !
— Très drôle !
Les gendarmes ne semblaient pas prêter particulièrement attention aux propos des deux garçons qui restaient assis contre un tas de pierres. Pensivement, Jeannot passait sa main sur la tête de son chien qui frémissait de plaisir. Il ne quittait pas des yeux le mur où apparaissait maintenant un trou gros comme une tête de cheval.
— Tu devrais peut-être faire une fenêtre…
— Pourquoi ?
— Regarde !
Ramock tourna la tête et se redressa.
— Il ne manquait plus que ça !
Un des gendarmes qui avait entendu l’exclamation de Ramock se retourna et eut un mouvement d’épaule désolé. Il se mit ensuite à converser à voix basse avec son collègue.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire de tous ces os ? demanda Ramock
— Je ne sais pas. Les enterrer, peut-être.
Deux heures plus tard, les gendarmes jetaient un dernier regard circonspect en direction du mur béant avant de fermer la grande malle verte emplie d’ossements. De concert, ils s’accroupirent, la soulevèrent du sol avant de se diriger vers le break qu’ils avaient garé devant l’épaisse porte en bois qui tenait sur un seul gond.
Il y avait maintenant un trou d’un mètre de diamètre dans le mur du fond de la grange par lequel on pouvait apercevoir, au travers d'un rideau de pluie, l’ombre d’une falaise coiffée de quelques sapins se découpant dans le blanc du ciel. Toujours assis, Jeannot regardait le paysage. Il se disait, qu'une fois encore, il aurait mieux fait de rester couché.
Les gendarmes revinrent dans la grange pour faire une dernière inspection. Ils ramassèrent deux ou trois cailloux et remplirent un sac plastique de restes de ciment tombés du mur. Les mains dans les poches, Ramock s’était levé, hésitant.
— Qui va me la réparer maintenant, finit-il par demander aux gendarmes en montrant le trou informe.
L’adjudant Norat avait d'autres soucis : il se demandait ce qu'il allait bien pouvoir faire de ces ossements. Il leva les bras et ressembla, pendant un court instant, à un gros oiseau malade qui essaie vainement de s'ébranler.
— Alors ça ! Il faudra adresser une demande à la préfecture.